Cela faisait bien six mois que je n’avais pas de nouvelles d’Anne quand celle-ci m’annonce : « Jacques, j’ai changé de job ». Jusque-là, Anne était directrice régionale d’une entreprise nationale au nom assez connu, elle dirigeait une belle équipe depuis de nombreuses années avec plaisir et succès. « Maintenant, je m’occupe de la diversification de l’offre ».
J’écoute Anne me raconter ses voyages, ses animations, son boss, le comité de direction…maintenant, elle fait partie du siège, c’est une belle promotion. Tout a l’air d’aller plutôt bien, mais je vois bien que ses yeux ne pétillent plus et quelque chose de lourd émane d’elle dans sa façon de parler. Je lui fais la résonance suivante : « Oui, c’est une belle mission, Anne, mais ça n’a l’air de t’enthousiasmer tant que cela, je sens quelque chose de moins vivant en toi… »
Anne s’arrête et me regarde étonnée : « Je suis si visible que cela sous ma cape d’invisibilité ? Je te parle depuis 3 minutes et tu sens déjà cela ! ». Je sens un peu d’inquiétude dans sa voix. D’avoir été démasquée si facilement la trouble.
« Tu sais au siège, tout le monde a sa cape d’invisibilité, les réunions, les entretiens, les relations, tout est comme cela… » Et elle fait du bras le signe d’un serpent qui ondule. « C’est un jeu d’alliances, de billard à deux bandes, beaucoup d’ironie, peu de soutiens, des stratégies de survie et les gens sont un peu hors sol, ils ont oublié l’odeur du terrain, tout va lentement et pour moi c’est limite supportable. Tu te souviens de Joseph ? Eh bien, il a démissionné et il a monté sa propre entreprise. »
Et la phrase qui résume tout : « On pourrait faire tellement mieux, Jacques, tellement mieux… »
Prenons un instant pour regarder cette cape d’invisibilité à l’aide de la Méthode Toscane. Comme tout élément d’une organisation, d’un système, elle se déploie sur quatre territoires. Je vous invite creuser cela chapitre page 91 de notre livre « Vers des organisations vivantes ».
Commençons par le territoire « intérieur personnel » dans lequel on trouve la facilité pour Anne de se cacher sous une cape d’invisibilité. Je la connais bien et il faut un peu de temps pour avoir sa confiance. Il pourrait bien y avoir un danger pour elle à se montrer de façon un peu trop personnelle. Quelque chose lié à son histoire.
Il y a à l’évidence une culture du lieu, une forme climat d’insécurité relationnelle qui baigne le siège et qui doit venir de l’histoire de celui-ci, peut-être du fondateur, de sa façon d’être, d’une forme d’interdit de l’expression des ressentis et une absence de droit à l’erreur. Du coup tout le monde se met en mode survie avec une cape d’invisibilité, un masque d’assertivité. Là nous sommes dans le territoire « intérieur collectif », celui de la culture.
Il y a aussi le territoire « extérieur- collectif » : l’organisation et les méthodes – reportings, contrôles, gestion des ressources humaines, façon de prendre les décisions, quelque chose de top-down ( Anne me le confirme) qui se fonde sur une méfiance ( même si on ne le perçoit plus)
Et enfin le territoire « extérieur personnel », la façon dont chacun anime, décide, sa façon s’exprimer son pouvoir, un pouvoir sur ou un pouvoir avec.
Visible personnel Ma façon de porter ma cape d’invisibilité dans mon animation, ma façon de prendre ou de ne pas prendre des décisions |
Visible collectif Méthodes et organisation fondées sur la méfiance qui structure l’insécurité et institutionnalise le port d’une cape d’invisibilité |
Invisible- personnel L’histoire personnelle de chaque personne qui la fait réagir à sa façon face aux capes d’invisibilité des autres |
Invisible collectif La culture du siège qui pousse à avoir une cape d’invisibilité pour se protéger face à une forme d’insécurité |
Et si on prenait au mot Anne et qu’on cherche à « faire mieux, tellement mieux », à mettre du mouvement là-dedans vers plus de vie ?
La leçon du tableau, c’est qu’il conviendrait d’intervenir sur les 4 territoires à la fois. Ceux-ci nous apprennent que cette cape est un phénomène plus complexe. Ken Wilber, avec son approche intégrale, ne dit rien d’autre.
La deuxième leçon, c’est qu’intervenir sur un seul territoire créerait une violence : par exemple, une formation au leadership qui ne toucherait pas la culture ou les structures mettra les personnes sous stress. Symétriquement, toucher les structures sans faire du travail sur les territoires invisibles personnels et collectifs ne portera pas de fruits durables.
Évidemment, si le patron déposait sa cape d’invisibilité pour se montrer et appeler les autres à faire de même…nous aurions la possibilité de créer une mise en mouvement aux 4 territoires.
Si cela ne se produit pas – comme c’est probable à court terme – j’ai bien peur qu’Anne aille rejoindre son ami Joseph… pour retrouver le goût du pain.
Jacques Santini, co-fondateur de Toscane